Fr 140'000.- en 1936

Tel fut le prix de l'adjudication finale du château d'Oron (le 16 août 1936). On se pose souvent la question de savoir quelle était la valeur de l'argent en ces temps déjà lointains, c'est-à-dire quel était le pouvoir d'achat de notre monnaie, ce que représentait telle ou telle somme. A cet égard la valeur d'un bien exceptionnel, dont le prix est à la rencontre d'une offre et d'une demande elles - mêmes exceptionnelles, ne nous renseigne en rien. Il conviendrait donc d'estimer ce prix en termes de biens ou de services divers qu'il était possible d'obtenir en contrepartie; d'établir ainsi une valeur relative, laquelle par comparaison avec la valeur actuelle de produits similaires, permettrait de mesurer la somme qu'il fallait céder pour devenir propriétaire du château.

Des paramètres multiples devraient être, par ailleurs, pris en compte: ainsi, par exemple, la variation des modes de consommation qui rendent les comparaisons délicates. Mais encore, on ne saurait négliger que, dans la tourmente des années trente, des revers subits de fortune et les incertitudes boursières, entre autres, liées à la dépression, pouvaient avoir des effets importants, notamment sur la formation des prix des biens immobiliers, cédés à la baisse. On se souviendra de même que la crise entretient une tendance déflationniste des prix des biens de consommation courante, dont quelques exemples seront donnés ci-après, dans le but de cerner la valeur de l'argent en 1935.

En cette année donc, «de tant d'insouciance», dans le même temps que se vendait le château qui nous occupe, en France, celui de Ponchartrain, avec ses huit cent vingts hectares était offert pour six cent mille francs français, soit environ cent trente-deux mille francs suisses d'alors. Nous n'étions pas encore au creux de la vague et les prix se maintenaient. (Il est vrai que la Suisse n'a jamais possédé une réserve immobilière de cette nature, qui fût comparable à celle de la France, et l'écart de bien pour un prix voisin pourrait trouver là une indication). Sachons cependant qu'une villa neuve de sept pièces pouvait valoir ici soixante mille francs avec jardin et verger, c'est-à-dire presque la valeur d'un demi château. De deux choses l'une: ou le château était particulièrement bon marché ou la villa hors de prix !

Mais cent quarante mille francs, tout de même !

Intéressons - nous à la vie quotidienne: avec un demi-franc environ, on pouvait acquérir un kilo de farine blanche, ou un kilo de sucre, ou un kilo de riz ou encore, la saison venue, une livre de raisins dans une région viticole. Il fallait un franc aussi pour le kilo d'oranges, mais l'ananas valait une paire de chaussures d'homme, soit entre sept et huit francs, laquelle valait la moitié d'une chemise de belle étoffe et le double d'une paire de bas ! Laissons le lecteur à ses règles de trois et poursuivons. Un maître maçon, petit entrepreneur, facturait ses travaux environ un franc soixante de l'heure, salaire comparable à celui du menuisier, plus élevé d'un quart que celui du jardinier ou de l'appareilleur. A ces deux derniers, l'achat d'un bleu de travail ne nécessitait pas moins de sept heures de labeur ! Alors qu'en confection, le complet trois pièces de bonne qualité coûtait cent quatre-vingt-cinq francs... quinze fois le stère de sapin ! Imaginons le salaire du bûcheron...

Mais revenons à la ville. S'il fallait soixante centimes pour un thé et vingt - cinq centimes pour un croissant au jambon consommé au café, à l'épicerie la bouteille de blanc se payait de un franc soixante à deux francs. Mais pour un sauternes - devons - nous l'avouer aux gastronomes qui hantent le château ? - le sacrifice était de deux francs septante à trois francs pour un âge relativement peu avancé (celui du sauternes, s'entend). Côté boucherie, le gigot s'offrait à trois francs cinquante le kilo, le filet de boeuf à sept, le jambon à cinq; une belle volaille s'échangeait de quatre à cinq francs. En ce domaine les rapports semblent avoir considérablement évolué. Ces chiffres nous éclairent-ils tout à fait ? A propos, l'ampoule électrique de soixante watts coûtait un franc trente, soit à peu près le salaire horaire de l'électricien. Alors, dans la feuille quotidienne à dix centimes (prix du kilo de pommes de terre), l'annonce de la vente du château pour cent quarante mille francs, voilà qui fait encore rêver ! Mais la curiosité poussera peut-être le lecteur fortuné jusqu'à Oron, dans sa roadster Peugeot 60 CV qui lui aura coûté de six à sept mille francs ou dans une berline Unic 6 cylindres à dix mille francs. Étape dans un hôtel de luxe: il aura dû s'acquitter de quarante francs pour la nuit ou de nonante pour deux repas compris. Sans doute l'étudiant d'en face se contentera-t-il d'une chambre plus modeste à cent dix francs par mois, avec pension...

Dix cylindres, dix - huit litres au cent, huit centimes environ le litre d'essence: notre homme peut encore faire un détour, si la saison s'y prête, par quelque station d'hiver à la mode. Une paire de skis lui coûtera environ cent vingt francs, avec tout l'équipement. Et si la fantaisie le prend de vouloir fixer sur la pellicule les prouesses sportives de ses connaissances, il lui aura fallu débourser sans doute deux cent cinquante francs pour son ciné Kodak, soit mille fois le prix de la tablette de Toblerone qu'il vient d'avaler. Mais les nouveautés au rayon de l'électroménager sont si attrayantes: un petit aspirateur à cent cinquante francs ou une machine à laver le linge pour quatre cents francs. Laissons-le fredonner quelque air de Trénet. Son disque Columbia, septante - huit tours à dix - huit francs (on en trouve aussi pour le tiers), lui permet à l'aide de son électrophone portatif (à cent dix francs) d'écouter le Fou chantant déjà en vogue.

Mais le temps passe. Notre amateur de château hésite: les nouvelles reçues sur le Blaupunkt de luxe, six lampes, à huit cents francs, ne sont guère réjouissantes. La décision est prise. Le temps d'acheter un Burberrys (ça fera quatre-vingts francs). A cent quarante à l'heure, gagnons la frontière pour les rivages de l'Océan. Peut-être une dernière croisière avant l'orage. Un paquebot est en partance pour New York; le 29 mai le Normandie appareille vers 16 heures, pour sa première traversée de l'Atlantique. Il faudra encore bourse délier et payer pour le voyage, depuis le Havre et retour, deux cent douze dollars en classe touriste, le double si l'on tient à loger sur le pont supérieur. Mais à combien est le dollar ? Disons, trois de nos francs d'alors pour un billet vert ou, pour cesser de rêver, contre un dollar deux heures et demie du labeur d'un peintre prêt à reblanchir le château. Et cela nous rappelle que nous n'avons rien dit de l'état des lieux.

Ainsi, pour conclure, cent quarante mille francs, voilà une somme de valeur toute "relative". Traduisons par: "tout à fait raisonnable". D'autant qu'un bien aussi estimable est ...inestimable. Evidemment.

Denis Bouvier

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